C'était quand ? En 1885 ! Liouba Bortniker a eu une vie incroyable. Elle née en 1860 à Alexandrowska, en Ukraine qui faisait alors partie de l'Empire russe. On ne sait pas grand chose d'elle, si ce n'est qu'elle est arrivée à Paris en 1879 alors que sa famille est restée en Ukraine. En février 1880, elle obtient le baccalauréat ès sciences et elle s'inscrit en novembre à l'université de Paris. Le 30 juillet 1881, elle obtient sa licence ès sciences mathématiques. Rien d'extraordinaire pour nous, humains du XXIe siècle... De très nombreux étudiants français connaissent aujourd'hui un parcours similaire à celui de Liouba Bortniker. Sauf qu'elle ne vit pas au XXIe siècle, mais à la fin du XIXe, et étudie une matière jugée « masculine » alors qu'elle est une femme ! Voici son histoire... Lorsqu'elle obtient son baccalauréat en 1880, ce sont les tous débuts de l'enseignement secondaire public autorisé pour les filles. Le député de la Seine Camille Sée (issu de la gauche républicaine) fait voter cette loi en 1880. Retenez son nom, on en reparlera. Avant cela, les jeunes filles pouvaient aller dans des lycées mais seulement dans le privé. Je rappelle qu'au XIXe siècle, le lycée commence à notre 6e d'aujourd'hui. En 1861, Emma Chenu d'ailleurs obtient le baccalauréat ès-sciences sans que le baccalauréat n'existe pourtant pour les jeunes filles ! A la fin du lycée, les jeunes filles obtiennent un simple certificat d'études et non un bac comme les garçons. En plus de l'inégalité des diplômes, c'est un gros problème car seul le bac permet d'entrer à l'université et donc de poursuivre des études supérieures... Liouba Bortniker a donc déjà un parcours atypique pour une jeune fille de son époque. Le bac en poche, elle continue d'étudier à l'université. Elle obtient la nationalité française en 1885 et décroche la même année l'agrégation « masculine » de mathématiques. Elle arrive 2e ! Une agrégation est un examen difficile permettant d'enseigner dans les universités. Je répète quand même : une femme arrive 2e à une agrégation « masculine »... !! L'évènement passe pourtant presque inaperçu dans la presse de l'époque. Seul le journal Le temps publie le 24 septembre le résultat des trois agrégations scientifiques mais ne les commente pas. Les agrégations féminines existent pourtant déjà depuis deux ans lorsque Liouba Bortniker passe son concours. Elles sont créées en 1883 mais sont d'un niveau très inférieur à l'agrégation « classique » (qui n'est d'ailleurs pas interdite aux femmes) tout simplement car les enseignements féminins sont différents de ceux dispensés aux garçons. Pourquoi un enseignement des mathématiques différents pour les filles et les garçons ?Et bien parce que pour les hommes (et la plupart des femmes) du XIXe siècle, les femmes n'ont pas les mêmes goûts et aptitudes intellectuelles que les hommes. Pour les scientifiques de la fin du XIXe siècle, le cerveau d'une femme se rapproche plus de celui d'un chimpanzé ou d'un enfant que de celui d'un homme civilisé. En 1879, le médecin et anthropologue, Gustave Le Bon, écrit dans son mémoire sur les recherches anatomiques et mathématiques sur le cerveau et l'intelligence que ;
Et ce mémoire a obtenu le Prix Godard de la Société Anthropologique de Paris en 1879... Oui, oui... Quant à notre cher Camille Sée, il prononce un discours à la chambre des députés en 1880. Il veut défendre sa loi sur l'enseignement dans le secondaire des jeunes filles mais déclare tout de même que : « Les écoles que nous voulons fonder ont pour but, non d'arracher les femmes à leur vocation naturelle, mais de les rendre plus capables de remplir les devoirs d'épouse, de mère et de maîtresse de maison. Ce n'est pas un préjugé, c'est la nature elle-même qui renferme la femme dans le cercle de la famille. » Eduquer les filles, oui, mais pas trop car ça ne sert à rien... Elles ne seront jamais avocate ou ingénieur, donc il ne sert à rien de les préparer à des savoirs trop compliqués pour elles ou à entrer dans des grandes écoles. Les jeunes filles ont des cours de mathématiques certes, mais en volume horaire très réduit. En 1882, les programmes scolaires consacrent 2 heures en 6e et en 5e, une heure seulement en 4e et en 3e, puis l'enseignement des maths devient facultatif. On ne juge pas les filles capables de comprendre des savoirs abstraits. On a besoin qu'elles sachent compter et donc, elles ont des cours de mathématiques appliquées mais pas ou très peu de mathématiques pures (dont la géométrie). Lorsque la géométrie est abordée ; elle l'est à travers d'exemples utilisés pour la couture ou la broderie. Liouba Bortniker demande une bourse d'étude pour poursuivre ses recherchesAprès l'obtention de son agrégation, elle est nommée professeur de sciences au lycée de jeunes filles de Montpellier. Elle souhaite continuer ses recherches en faisant une thèse. Pour cela, elle demande une bourse à la fondation de Mme Peccot nouvellement créée. L'historien Esnest Renan et des mathématiciens comme Joseph Bertrand et Jules Tannery forment la commission chargée de trouver l'étudiant qui bénéficiera de cet argent. Ils écrivent au Ministre que Mlle Bortniker, par ses talents, mériterait la bourse et qu'elle serait très digne d'être maître de conférence à l'université. Ils ajoutent par contre que sa modestie l'effraierait d'effectuer un tel travail. Et elle n'est pas nommée maître de conférence : professeur au lycée de jeunes filles, c'est bien suffisant. Il est normal déjà au XIXe siècle que les hommes s'occupant d'une thèse donnent en parallèle, des cours à l’université. On le refuse à Liouba Bortniker au prétexte que son caractère ne lui permettrait pas... Hum... Je suis perplexe... Elle obtient la bourse Peccot en 1886 tout de même et prépare une thèse dirigée par Gaston Darboux. Elle est la première femme à écrire une note aux Comptes rendus de l'Académie des sciences. Elle ne soutiendra pourtant pas sa thèse... La fin de la vie de Liouba Bortniker
A partir de 1890, sa santé commence effectivement à se dégrader. Les congés se multiplient. Elle enseigne alors au lycée Molière à Paris. Elle envoie tout l'argent qu'elle reçoit à sa famille restée en Ukraine et s'impose beaucoup de restrictions qui peuvent expliquer ses problèmes de santé (comme l'écrit le vice-recteur de l'Académie de Paris au Ministre). En 1899, elle est placée dans un asile clinique de Sainte-Anne. En 1903, elle est transférée dans un asile psychiatrique de Pont-l'Abbé dans la Manche. La Seconde Guerre mondiale a détruit 80% de ces bâtiments et les registres ont été perdu ; la trace de Liouba Bortniker s'arrête là... Et après elle ?Après Liouba Bortniker, la prochaine femme qui obtient une agrégation masculine en mathématiques est Georgette Parize en 1920. Au même moment, Auguste-Clément Grévy dans un bulletin de l'APMEP, écrit qu'il n'est pas possible de demander aux filles l'effort de se préparer pour l'agrégation des lycées de garçons et qu'il n'est même pas désirable que les filles s'y présentent. Elles n'ont pas non plus à enseigner dans les classes spéciales. En 1924-25, les programmes dans l'enseignement secondaire des filles et des garçons sont enfin les mêmes. Les débats sur la place des femmes dans l'enseignement supérieur et dans la société continuent … En 1938, Lucienne Félix devient la professeure femme de mathématiques spéciales au lycée de Versailles. Et ce n'est qu'en 1960 que les agrégations masculines et féminines sont réunies. Et plus près de nous, selon un article de Sciences et vie de 2012 : « Aujourd'hui, toutes disciplines et grades confondus, on a à l'université 40% de femmes contre 60% d'hommes. En mathématiques, c'est 20% de femmes contre 80% d'hommes. » Mes sources...
4 Commentaires
Bressy Jonathan
31/3/2018 13:03:55
Bonjour.
Réponse
Mme Lemasson
2/4/2018 09:16:48
Désolée, mais je ne suis pas la professeure que vous cherchez... Bonnes recherches.
Réponse
Thomas Bichwiller
30/5/2018 20:04:29
Bonjour,
Réponse
Mme Lemasson
30/5/2018 21:23:37
Bonjour Thomas !
Réponse
Votre commentaire sera affiché après son approbation.
Laisser une réponse. |
L'autriceEmmanuelle Lemasson, professeure certifiée en histoire et en géographie et enseignant avec beaucoup de joie et de bonheur dans des collèges et lycées de Seine-et-Marne. Catégories
Tout
Archives
Février 2017
|